Accompagnement d’endeuillés

Ce sont les tempêtes qui poussent les arbres à s’enraciner profondément.

                                                                                                   Georges Herbert

 

Aujourd’hui, je voudrais témoigner auprès de vous d’une expérience extraordinaire, même si elle est rude, mais aussi tellement humaine, celle de l’accompagnement d’un groupe d’endeuillés.

Depuis ces dernières années, l’association JALMALV offre à nouveau la possibilité de rencontres avec des personnes touchées par le deuil, soit en séance individuelle, soit en groupe. C’est dans ce cadre que depuis fin janvier 2020,  Michelle Genevrier et moi-même, accompagnons quelques personnes qui ont osé franchir la porte de notre local pour déposer leur souffrance et tenter, comme notre flyer y invite, d’apprivoiser l’absence.

L’expérience de chaque groupe est singulière. Elle dépend du vécu de chaque membre, des conditions de la disparition de l’être aimé, mais aussi de la personnalité, en particulier de la sensibilité de chacun. Aucun accompagnement ne ressemble à un autre et c’est d’autant plus vrai en cette période de crise sanitaire. Il est évident que la Covid a donné une couleur toute spéciale aux séances de ce groupe dont le rythme a été totalement modifié par la pandémie et la dynamique sans cesse remise en question. Il nous a fallu nous adapter aux circonstances : lors du premier confinement, nous avons toutefois, dès la fin du  mois de mai, eu la chance de pouvoir reprendre nos rencontres, le local de l’association étant assez vaste pour nous accueillir dans le respect des règles de distanciation. Ont suivi de nouvelles interruptions avec les vacances d’été, puis le re-confinement en octobre.

Pourtant aujourd’hui, les membres du groupe sont toujours là, prêts à continuer de cheminer ensemble. Et c’est un grand signe d’espoir.

L’expérience de la perte de l’être aimé repose sur un paradoxe : d’une part, aucun deuil n’est semblable. Il se distingue par son unicité et la difficulté à mettre en mots son vécu. D’autre part, il s’accompagne presque toujours du besoin irrépressible de partager sur le traumatisme subi dans lequel il n’y a ni échelle de douleur, ni hiérarchie dans la souffrance. C’est justement  au sein du groupe où sont observées des règles strictes de confidentialité, de non jugement et de respect mutuel que les participants vont trouver un lieu où pouvoir s’exprimer, échanger sur leur vécu et tout d’abord s’autoriser à vivre leurs émotions. Celles-ci, souvent refoulées au quotidien, sont multiples : peur de ne plus avoir la force de continuer de vivre, peur d’oublier jusqu’au visage du disparu, peur de l’incompréhension des proches face à une souffrance qui dure trop longtemps à leur gré.

Sentiment de culpabilité, reproches de ne pas en avoir fait assez ou trop, interdit d’être à nouveau heureux.

Colère contre soi-même, les autres et même Dieu…

Ainsi, à travers le partage des émotions, s’installe peu à peu à l’intérieur du groupe  une confiance réciproque qui permet aux participants de dire ce qu’ils sont et comme en écho de cheminer ensemble. Ils découvrent  que leur ressenti est légitime, leurs réactions normales. Ils ne sont pas seuls à éprouver une sensation de décalage par rapport à ceux qu’ils côtoient dans la société, de malaise face aux injonctions du type : « il faut cesser de pleurer et vivre maintenant ! », voire d’être des « pestiférés » selon les propres termes d’une endeuillée. Se sentant en résonance les uns avec les autres, les membres du groupe osent partager leur expérience. Ainsi, ils  avancent, chacun à son rythme, trajectoire jamais rectiligne bien sûr. Il y a des découragements, des rechutes, mais aussi des rebonds et une volonté de s’en sortir qui force l’admiration. C’est au nom du disparu qu’ils mènent leur  combat, découvrant pas à pas des ressources insoupçonnées en eux,  les conduisant à se soutenir mutuellement. Les stratégies qu’ils élaborent pour avancer peuvent surprendre par leur inventivité. Partager des astuces pour tenir la tête hors de l’eau comme noter les petits bonheurs du quotidien devient la règle. Ainsi, au fil des jours, ils apprennent à mieux se protéger, à régler leurs affaires comme ils disent en rédigeant leur testament, à redécouvrir les vraies valeurs comme l’authenticité. Ils sont prêts à se remettre en question et désormais capables de mesurer les étapes parcourues.

Pour Michelle et moi qui avons accompagné ce cheminement dans le contexte si particulier de la crise sanitaire, l’heure du bilan va sonner. Il est hors de question pour nous d’idéaliser cette expérience qui n’a pas toujours été simple. Certes, nous avons assisté, souvent pleines d’admiration, à une véritable lutte des participants pour donner du sens à leur souffrance. Mais nous avons aussi connu des difficultés comme traverser l’aridité du silence, parfois si pesant qu’il en était troublant. En tout cas, nous avons été les témoins d’une véritable solidarité à l’intérieur du groupe. Chacun a été capable de reconnaître sa propre souffrance et celle de l’autre, a été en mesure de l’adoucir par une parole, un geste.

Une fois de plus, face à la blessure première de la perte et à la confrontation avec sa propre finitude, chacun de nous a pu faire l’expérience qu’il était possible, par le langage, d’humaniser la souffrance.

Christine GROS

extrait du Progrès du 9 novembre 2020